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Il faut engager une réflexion autour d'un plafonnement des frais de bouche

Si les révélations concernant les dîners organisés en 2022 par le conseil régional d’Auvergne-Rhône-Alpes avaient suscité des appels à plus de transparence sur les dépenses liées aux repas des exécutifs des collectivités publiques, le législateur doit aller plus loin, estime Raphaël Maurel, spécialiste de droit public, dans une tribune au « Monde ».

Il faut engager une réflexion autour d'un plafonnement des frais de bouche
Raphaël Maurel, maître de conférences en droit public à l’Université de Bourgogne et Directeur général de l’Observatoire de l’éthique publique

Le 30 décembre 2024, l’opposition de la région Auvergne-Rhône-Alpes a accueilli comme un présent de fin d’année, le rejet par le Conseil d’Etat du pourvoi de l’exécutif de la région, ultime recours lui permettant d’éviter de rendre publique la liste des invités à un dîner on ne peut plus coûteux pour le contribuable local. Le 23 juin 2022, la présidence de la région avait en effet organisé un « dîner des sommets », rassemblant une centaine de convives dans un château de la région beaujolaise, pour un montant total d’un peu plus de 120 000 euros. Il s’ajoute à un premier dîner comparable tenu le 31 mars 2022 pour un montant de près de 60 000 euros. Plusieurs prestations auraient été réalisées en dehors des marchés publics conclus par la région. Un troisième dîner, prévu en novembre 2022, a été annulé à la suite de la révélation de l’affaire par les médias.

Cette publicité provoque l’ouverture d’une enquête du Parquet national financier en février 2023, tandis que le tribunal administratif de Lyon, saisi par l’opposition régionale, enjoint, le 22 mai 2024, la présidence de la région à communiquer la liste des invités. En octobre 2024, la chambre régionale des comptes (CRC) relève que ce dîner, ainsi que d’autres repas d’affaires du président du conseil régional, Laurent Wauquiez, avec des personnalités médiatiques ou politiques « constituent des dépenses de communication et de relations publiques dont il reviendrait au conseil régional d’apprécier l’intérêt pour la collectivité publique ».

Au-delà même du « dîner des sommets », certains des nombreux repas d’affaires ou de travail de la présidence de la région à Paris posent sérieusement question. La CRC relève ainsi plus de 77 000 euros de frais repas en 2022, à commencer par un repas pris le 8 mars avec un écrivain pour un montant de 1 248 euros ; ou un autre, le 19 octobre, pour six personnes dont trois journalistes et un directeur des affaires publiques d’une grande entreprise, pour plus de 5 000 euros. La CRC indique que dans ces situations, « mentionner sur les pièces justificatives de la dépense l’objet des frais de bouche et la liste des convives apparaît indispensable », ne serait-ce que pour apprécier l’intérêt public de la dépense. Tel n’a pas été le cas de la liste des invités au fameux « dîner des sommets » de juin 2022, dont la collectivité refusait toujours, fin 2024, la diffusion, malgré l’injonction du tribunal administratif, que la décision du Conseil d’Etat du 30 décembre conforte.

 

Crise de confiance

L’affaire met de nouveau en lumière les zones d’ombre du droit d’accès aux documents administratifs et de son effectivité. Mais l’enjeu n’est pourtant pas la diffusion de la liste elle-même, qui a fuité dans la presse locale en juillet 2024, ni même les noms des personnes qui y figurent. Il est beaucoup plus profond : ce type d’affaires alimente la terrible crise de confiance envers les élus de la République, qu’ils soient parlementaires ou élus locaux. A l’heure où les contribuables sont assommés par une ambiance économique morose et un discours général d’austérité, la crise se mue en défiance totale, à plus forte raison lorsqu’une telle déconnexion entre certaines dépenses publiques et les réalités du quotidien est révélée. Dans le contexte économique actuel, comment en effet ne pas s’encolérer de ce qu’une collectivité territoriale invite une centaine de personnes à un dîner chiffré à près de 1 200 euros par personne, financé par les finances publiques locales, sans prévision budgétaire préalable et sans contrôle démocratique ? Comment ne pas s’offusquer de la prise en charge par le contribuable d’un repas à plus de 1 200 euros en tête-à-tête avec un écrivain ?

Aucun texte ne précise assez clairement quelles règles doivent s’appliquer, ni si ces frais sont des frais de bouche, des frais de relations publiques ou des frais de communication. Dès 2019, l’Observatoire de l’éthique publique avait d’ailleurs identifié des lacunes dans le régime juridique des frais de bouche et proposé des clarifications visant à faire la transparence sur les différentes dépenses liées aux repas de l’Elysée, du gouvernement, du Parlement ou des collectivités territoriales. Il faut aujourd’hui aller encore plus loin : le législateur doit profiter de la médiatisation de cette affaire pour se saisir pleinement de cet enjeu d’éthique de la vie publique.

 

Légiférer à défaut de s’autoréguler

Un premier pas consisterait à préciser dans le code général des collectivités territoriales le régime des frais de bouche, afin de le rendre clair et transparent. Un second pas serait d’engager une réflexion autour d’un plafonnement de ce type de dépenses. Après tout, un fonctionnaire en déplacement bénéficie d’une indemnité fixe de repas, parfois variable selon le lieu de prise du repas et ses conditions. Pourquoi ne pas s’inspirer de cette logique et imaginer une grille comprenant plusieurs catégories de repas, selon le lieu, le nombre et le rang protocolaire des invités ? Plutôt que d’imposer des montants par la loi, le législateur pourrait également fixer, comme il le fait en matière de marchés publics, un montant à partir duquel un vote de l’assemblée de la collectivité est indispensable, et inciter chaque collectivité à se doter d’une « charte des frais de bouche » établissant des barèmes personnalisés.

Plutôt que de légiférer, il serait à vrai dire hautement préférable que l’autorégulation des exécutifs des collectivités territoriales, combinée à une modération empreinte de bon sens – voire une véritable culture de la sobriété publique en temps de crise économique – produise pleinement ses effets. Le recours à la rigueur de la loi permettrait certes de limiter les incompréhensibles dérives de quelques élus locaux, mais n’est pas une fin en soi. C’est une culture de la transparence et d’éthique de la vie publique dont la société française a grand besoin ; et en la matière, le droit ne peut qu’inciter aux bonnes pratiques. Encore faut-il qu’il le fasse.

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Publié le 16/01/2025 ∙ Média de publication : Le Monde

L'auteur

Raphaël Maurel

Raphaël Maurel

Directeur Général